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L'intérêt personnel

 [Image d'un Gnu philosophe]


L'intérêt personnel est-il suffisant pour organiser une économie libre?

La réponse rapide est «non». Peu de théoriciens des plus connus du marché libre ont effleuré l'idée que l'intérêt personnel est ou pourrait être suffisant pour organiser, maintenir dans le temps, une économie libre. Parmi ces théoriciens, Adam Smith est souvent considéré comme le père de la philosophie de l'intérêt personnel. Dans un livre écrit pour rectifier certaines incompréhensions dans l'enseignement de Smith, nous trouvons les résumés suivants du point de vue de Smith sur l'intérêt personnel :

«Loin d'être un individualiste, Smith croyait que c'est l'influence de la société qui nous transforme en êtres moraux. Il pensait que souvent, nous nous trompons sur notre propre intérêt personnel.»

Encore plus directement :

«[Adam Smith] considérait la tentative d'expliquer tout comportement humain sur les bases de l'intérêt personnel comme mal orientée analytiquement et pernicieuse moralement.»

[Les deux citations sont tirées de la page 2 de «Adam Smith : De son temps et du notre», Jerry Z. Muller, Princeton : Princeton University Press, 1993.]

Comme Adam Smith l'a certainement compris, l'intérêt personnel sera l'une des principales forces organisant les activités économiques de toute société, mais c'est aussi vrai de la plus répressive et brutale société que d'une société relativement libre et ouverte. La plupart d'entre nous n'aimerait pas les conséquences d'un intérêt personnel non adouci par le respect pour l'autre. Prenons un exemple récent : en menant leur pays au désavantage de la plupart des citoyens soviétiques, les dirigeants du parti communiste, de l'armée soviétique et des services secrets, servaient leur propres intérêts personnels, du moins selon ce qu'ils comprenaient ou pas de ces intérêts.

Les avantages dont les Américains jouissent sur les citoyens des pays soviétiques et les avantages dont nous jouissons toujours sur les citoyens dits libres de Russie et des autres pays d'Europe de l'Est, sont ceux d'une société organisée de façon telle qu'elle permette à un fort pourcentage d'Américains d'agir d'une manière qui serve à la fois leur intérêt personnel et à la fois quelques fonds substantiels de principes moraux. Outre nos us et coutumes, nos lois formelles -comme celles sur le copyright- entrent aussi en jeu dans l'organisation de notre société, en bien ou en mal, mais pas d'une manière moralement neutre.

L'intérêt personnel n'est pas nécessairement négatif, bien qu'il puisse nous conduire à agir de manière répréhensible moralement. L'amour de soi et le développement de l'intérêt personnel qui en découle, est un aspect d'une personne en tant qu'être social et par là même être moral. L'intérêt personnel en lui-même peut servir des intérêts moraux dans une société libre tant que cette société à des fondations correctes. Les éléments de ces fondations incluent non seulement une population partageant un ensemble substantiel de convictions morales et d'habitudes, mais aussi de structures politiques formelles, de lois convaincues et de décisions de justice acceptées, capables de servir à la fois l'ordre social et la liberté individuelle. Une fois tout cela en place puis assimilé par la masse des citoyens, l'intérêt personnel va alors générer un réservoir d'espèces afin de conserver une économie qui fonctionne correctement, sans mener à des résultats immoraux sur l'ensemble. La question est toujours : notre société est-elle organisée correctement, dans ses lois et habitudes que nous enseignons à nos enfants et que nous renforçons en nous, pour que l'intérêt personnel et les principes moraux -dans l'ensemble- ne rentrent pas en conflit ?

Ceux qui connaissent les mathématiques modernes ou les techniques de programmation devraient apprécier les interactions récursives et par nature instables, entre moralité individuelle et structure sociale. Pour simplifier de façon outrancière et utile : qui possède des convictions morales fortes organise des sociétés qui s'accordent avec ces convictions et ces sociétés façonnent alors les habitudes et convictions des enfants, des immigrants, etc... en fonction de ces mêmes convictions. Il s'agit toujours d'un processus historique très complexe qui peut être détruit ou détourné dans des directions moins désirables. Il y a inévitablement les questions de savoir si nous nous égarons d'un chemin désirable et quelle est la solidité de la société ; par exemple : combien il faudrait de troubles pour détruire la plupart de ce qui est bon dans la société.

Parfois, des gens biens décideront que quelque chose est devenu mauvais et qu'il est temps de se battre pour un principe moral, même s'il devient nécessaire de sacrifier, ou au moins de réduire leur intérêt personnel. D'après Thomas Sowel, un théoricien du marché libre contemporain :

«Il y a, bien sûr, des valeurs non économiques. De plus, il y a des valeurs purement non économiques. L'économie n'est pas une valeur en elle-même, mais purement et simplement une méthode de revente (dans le sens d'échange) d'une valeur contre une autre. Si les affirmations à propos de valeurs «non économiques» (ou plus spécifiquement, de «valeurs sociales» ou «valeurs humaines») ont pour but de nier la réalité inhérente des reventes, ou d'exempter quelques valeurs précises de ce processus de revente, alors des idéaux aussi désintéressés ne peuvent pas être démontrés plus efficacement qu'en pratiquant la revente des gains financiers dans l'intérêt de tels idéaux. C'est un échange économique.» [page 79 de «Knowledge & Decisions», Thomas Sowell, New York: Basic Books, 1980.]

Si l'on se place dans le contexte, on voit que le professeur Sowell ne critiquait pas ceux qui imputent une sorte de puissance morale à l'intérêt personnel, mais qu'il critiquait en fait ceux qui pensent qu'il devrait y avoir un chemin facile à la réforme d'une société qui aurait un défaut moral particulier. Il y a toujours un côté pile et un côté face sur une même pièce ; servir son intérêt personnel pourrait mettre une personne en conflit avec des valeurs morales, tout comme essayer de servir des valeurs morales pourrait conduire à des sacrifices vis-à-vis de son intérêt personnel.

L'intérêt personnel peut être un carburant efficace pour une société, du moins lorsque les citoyens de cette société sont des individus bien formés, mais il n'y a pas d'aspect mystique ou magique à ce que l'intérêt personnel garantisse des résultats moraux. L'intérêt personnel mènera généralement à des résultats moraux dans la mesure où ce sont les contraintes morales, externes mais pour la plupart internes, qui guident les actions des groupes ayant des intérêts personnels. Une société avec des contraintes morales correctes ne naît pas par magie, mais plutôt grâce aux actions de personnes qui tendent vers un but plus haut, que ce soit la préservation de la liberté dans la société tout entière ou la préservation de l'esprit de coopération entre les communautés de programmeurs, ou peut-être même les deux à la fois.


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