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La bonne façon de taxer les DAT

par Richard Stallman

[Cet article a été publié dans Wired magazine en 1992 ; le texte n'a pas été modifié, mais les notes entre crochets ont été rajoutées. (pour les navigateurs pouvant les afficher).]

 [Image d'un Gnu philosophe]


[ Table des matières ]


Les magnats des compagnies n'aiment pas les appareils à cassettes audio-numériques (Digital Audio Tape), ces appareils qui peuvent faire des copies parfaites d'enregistrements musicaux. Ils craignent que les consommateurs fassent eux-mêmes des copies et qu'ils arrêtent d'acheter des enregistrements (disques ou autres).

Sous la menace de poursuites judiciaires, ils ont obtenu des fabricants de DAT un arrangement par lequel ces derniers doivent reverser des émoluments pour chaque appareil et chaque cassette DAT vendus. Cet argent devant être partagé entre les divers acteurs du marché de la musique : musiciens, compositeurs, éditeurs de musique et les compagnies de disque. De plus, les fabricants de DAT ont accepté de brider leurs appareils, de sorte qu'on ne puisse faire la copie d'une copie d'un morceau déjà enregistré.

Aujourd'hui, les compagnies de disque ont demandé au Congrès de rédiger une loi qui transforme ces émoluments en taxes et qui interdise la fabrication d'appareils DAT qui fonctionnent sans les restrictions imposées.

L'idée de départ de la taxe est de «compenser» les musiciens des copies faites par des individus utilisant des DAT. Cependant, 57% des fonds récoltés iraient chez les compagnies de disques ou les éditeurs de musique (n'en laissant qu'un peu moins de la moitié aux personnes ayant participé à la création). La plupart de cette somme ira aux superstars de la musique, ce qui n'est pas fait pour encourager la créativité musicale. Entre-temps, les possesseurs de DAT ne pourraient faire plein usage de cette technologie.

Voici une proposition de système de taxation des appareils et cassettes DAT différent; un système qui se propose d'encourager la musique plutôt que d'approvisionner des intérêts acquis.

Quel est le but du copyright?

L'industrie du disque présente sa proposition comme une «compensation» pour les musiciens, supposant qu'ils ont le droit d'être payés pour toute copie effectuée. Beaucoup d'Américains croient que la loi sur le copyright est le reflet d'un droit naturel pour les auteurs ou les musiciens, qu'ils ont droit à une considération spéciale de la part de la politique publique. Pourtant, n'importe quel homme de loi spécialisé dans ce domaine sait qu'il s'agit d'une méprise, d'une façon de voir rejetée par le système légal américain.

Le principe de base du copyright, tel qu'il est donné par la constitution des États-Unis, est de «promouvoir l'avancement de la science et des arts utiles». L'avancement, en musique, veut dire de nouvelles variétés de musique pour la plus grande joie du public : le copyright est supposé promouvoir un bien public, pas privé.

Le copyright est couramment vu par les hommes de loi et les politiciens comme un droit naturel, ce qui, souvent, conduit à de mauvaises décisions dans la politique du copyright. Même les tribunaux, en définissant les détails du système de copyright, laissent implicitement s'insinuer cette idée, alors même qu'elle devrait être exclue. Il s'agit d'une erreur de concept, parce qu'on confond une intention (le copyright) de bel aboutissement (l'avancement) avec l'aboutissement lui-même.

Promouvoir la marche en avant des arts ne justifie pas fondamentalement l'idée que les auteurs aient droit à une sorte spéciale de copyright ou même que le copyright existe. Le copyright ne se justifie que si les bénéfices de l'avancement dépassent les charges imposées par le copyright sur tout le monde, excepté le dépositaire du copyright.

Comment pouvons-nous faire cette comparaison entre coûts et bénéfices? Cela dépend en partie des faits (comme une loi en particulier affecte l'activité musicale et les musiciens) et en partie de nos jugements de valeur sur ces résultats.

Supposons qu'il vaille mieux payer une taxe sur les DAT, s'il doit en résulter un accroissement significatif de l'activité musicale et cherchons comment on pourrait organiser les détails de cette taxe afin de porter au maximum les bénéfices. Mais auparavant, passons en revue les principes de base et les faits qui ont un rapport avec cette recherche.

La loi de la diminution des performances

La loi de la diminution des performances est un principe général de l'économie. Elle dit que chaque augmentation supplémentaire d'un effort ou d'un financement, dépensé dans un but donné, produit typiquement un accroissement de plus en plus petit des performances. Il y a des exceptions à cette loi, mais elles sont isolées ; si vous continuez à augmenter les données, vous pouvez bien laisser derrière vous les exceptions.

Prenons un exemple : vous pouvez fluidifier la circulation en construisant des routes. Rajouter une voie de 32 km à une route citadine encombrée, augmentera le trafic moyen d'environ 16 km/h. Rajoutez une autre voie à celles-ci et vous n'aurez pas la même amélioration (environ seulement 6 km/h de mieux). D'autres voies supplémentaires n'apporteront aucune amélioration sensible de plus si les embouteillages ont été résolus. Seulement, chaque voie supplémentaire causera un dérangement plus grand et de plus en plus d'immeubles devront être détruits pour faire de la place.

Si on applique cela à l'activité des musiciens, la loi de la diminution des performances nous dit que chaque accroissement successif des revenus des musiciens aura un effet de plus en plus petit sur la masse créative.

Cette diminution des performances est la première raison pour laquelle on doit rejeter l'idée que n'importe quelle utilisation de la musique «devrait» être couverte par le copyright. Il n'y a rien à gagner à essayer de garantir aux propriétaires le contrôle de tous les aspects possibles de l'utilisation de la musique ou de leur donner un enjeu financier dans tous les produits dérivés possibles. Étendre le copyright ne peut «promouvoir l'avancement» que jusqu'à un certain point. D'autres extensions n'augmenteraient pas beaucoup ce que le public paye aux propriétaires pour une chose que de toutes façons ils feraient. Pousser le copyright au-delà de ce point est certainement indésirable.

Les échanges commerciaux

Ceux qui ont des intérêts acquis dans l'extension du copyright entament la discussion en clamant que le copyright «devrait» être étendu autant que possible. Mais le principe de diminution des résultats rend cette revendication peu plausible. Alors, ils se retournent en disant que le copyright devrait être étendu pour augmenter le taux d'avancement. Mais c'est tout aussi faux, car c'est oublier l'existence d'autres échanges commerciaux. Le copyright impose au public des coûts et des charges, comme n'importe quel projet gouvernemental. Le bénéfice n'en vaut peut-être pas la peine.

Le gouvernement assume de nombreuses fonctions importantes, mais qui voudrait qu'une de ces fonctions soit portée à son maximum? Par exemple, les gouvernements construisent des routes, très bien. Mais quel leader préconiserait la construction de toutes les routes qu'il serait possible de construire? Construire des routes coûte cher et les citoyens ont d'autres façons d'utiliser leur argent. Se concentrer sur la construction de routes implique délaisser les autres besoins sociaux et individuels.

On peut appliquer les mêmes considérations aux décisions individuelles. En y mettant le prix, vous pouvez vous acheter une maison plus grande, plus fantaisiste. La plupart des gens préfèreront la maison la plus chère, tout le reste étant égal. Mais, pour un budget bien défini, il arrive un moment où dépenser plus pour une maison ne représente pas une grosse somme.

Le copyright ne dépense pas directement les fonds publics, mais impose vraiment un coût à chaque citoyen: une perte de liberté. Plus grande est l'étendue du copyright, plus lourd est le prix à payer pour la liberté. Il serait préférable de jouir de nos libertés plutôt que de les gaspiller. Nous devons juger chaque décision concernant la politique du copyright en comparant les profits et les coûts.

L'«incitation» est un mauvais concept

L'idée d'inciter à faire de la musique par des espèces sonnantes et trébuchantes est basée sur un malentendu. Le premier espoir d'un musicien, c'est fondamentalement une autre sorte de reconnaissance; ils doivent l'espérer. Il y en a très peu qui deviennent riches avec leur musique; une personne ayant un talent musical et dont le but premier serait la prospérité devrait songer à changer de métier.

En fait, des études psychologiques montrent que le désir extrinsèque de récompense (comme le profit), entrave en général l'activité créatrice, comme par exemple écrire de la musique. Ceux qui ont cette activité créatrice sont, pour la plupart, ceux qui travaillent pour eux.

Ce qui ne veut pas dire que les musiciens ne se préoccupent pas d'être payés. La plupart espèrent vivre de leur musique, pour avoir la liberté d'y consacrer tout leur temps. Tant qu'ils auront de quoi vivre, ils feront de la musique du mieux qu'ils peuvent. On pourrait leur souhaiter de gagner plus que juste assez, pour qu'ils puissent vivre comme presque tout Américain. Mais en faire plus pour leur offir la prospérité n'obtient pas l'adhésion du public, c'est une question de diminution des résultats.

Forts de cette compréhension des choses, considérons maintenant comment une taxe sur un DAT peut servir le but avoué du copyright.

Qui doit récolter les fonds?

Si le but des taxes sur le DAT est de mieux rémunérer les musiciens et les compositeurs, alors on devrait leur reverser la totalité de l'argent récolté, pas seulement 43%. Ce sont vraiment eux, les musiciens et les compositeurs, qui créent la musique. En principe, on pourrait complètement se passer des maisons de disques.

Le vrai service utile que rendent les maisons de disques, c'est de distribuer des enregistrements musicaux, généralement de haute qualité. Ce service est largement utilisé et le restera probablement. Et c'est vrai que l'acheteur devrait payer pour ce service. Mais celui qui écoute de la musique et qui fait des copies pour lui-même ou pour ses amis n'utilise pas ce service; il utilise simplement le travail des musiciens et des compositeurs. Le rôle des maisons de disques est accidentel et pas vraiment essentiel.

Répartir les fonds

Quelle part des revenus issus des taxes irait à chaque musicien ou compositeur? Ce que proposent les maisons de disques serait de répartir l'argent en fonction des ventes de disques.

Il y a quelque chose de sensé dans le fait de distribuer les fonds en se basant sur combien de copies du travail du musicien ont été faites. Mais une proportion stricte n'est pas la meilleure répartition. Si chaque musicien ou musicienne reçoit une part strictement proportionnelle au nombre de copies de sa musique, une grande part rendra quelques superstars encore plus riches qu'elles ne le sont. Ce n'est pas cela qui va promouvoir la culture et la diversité musicale.

Ce que nous pouvons faire pour promouvoir plus efficacement la musique, c'est de diminuer sa rétribution prélevée sur les taxes au fur et à mesure que le nombre de copies augmente. Par exemple, on pourrait calculer un «nombre adapté de copies» qui, au-delà d'un certain point, augmente plus lentement que le nombre actuel.

Ce qui permet de distribuer l'argent plus largement, d'aider plus de musiciens en leur donnant un niveau de vie convenable. Cela encourage la diversité, ce qu'est supposé faire le copyright.

Le gouvernement américain a déjà établi un programme de financement de la diversité des arts : le NEA. Cependant, ses subventions s'embrouillent dans un pouvoir discrétionnaire, ce qui en fait un noeud de controverses, quelques membres du public n'aimant pas du tout sa façon de faire, ou alors parce que personne en particulier l'apprécie. Disperser les revenus issus des taxes sur les DAT aura aussi comme effet d'aider moins de musiciens populaires. Toutefois, il n'aidera pas de musicien dont personne n'aime le travail. De plus, comme tout cela ne demande ni discrétion, ni décision arbitraire, il y a peu de brèches où s'engouffrer pour émettre une opposition sur une affaire en particulier.

Encourager la copie personnelle

La proposition des maisons de disques inclut une exigence, celle de rendre difficile la copie pour un auditeur. Cela se traduit pour le consommateur par le refus d'un appareil DAT de copier une copie faite sur un autre DAT. L'argument de cette exigence est que la copie personnelle est quelque chose de déloyal.

Dans le passé, beaucoup de gens considéraient cela comme déloyal, parce que cela réduisait les revenus des musiciens. Les taxes sur les DAT ont rendu cette raison obsolète. À partir du moment où la copie personnelle contribue à payer les musiciens via les taxes sur les DAT, la raison qui poussait à décourager la copie personnelle disparaît.

Par conséquent, si on accepte une taxe sur les DAT, on ne devrait pas brider la copie de cassettes DAT. La copie personnelle est plus efficace que les maisons de disque ou que les magasins de musique; les amoureux de la musique devraient être encouragés à copier chez eux autant que possible.

Évaluer l'utilisation de chaque morceau de musique

De nos jours, aux État-Unis, la presque totalité de la musique enregistrée s'achète chez des disquaires; la copie personnelle n'est qu'une infime partie. Cela restera probablement longtemps ainsi, car les magasins de musique offrent un lieu où aller pour trouver un produit particulier ou faire son choix parmi un large éventail. Tant que c'est ainsi, on peut facilement estimer très correctement l'audience de tel ou tel morceau en comptant les ventes d'enregistrements.

Éventuellement, on peut envisager que la copie personnelle se développe largement, à tel point qu'estimer son étendue par ses moyens de vente ne sera pas satisfaisant. Pas satisfaisant, ça l'est déjà pour les musiciens qui distribuent de façon indépendante, sans l'aide des maisons de disque; et s'il y en a qui doivent être aidés, c'est bien eux. Nous avons besoin d'une estimation de l'usage de n'importe quel morceau, pour pouvoir distribuer les fonds récoltés par les taxes.

Ces évaluations peuvent se pratiquer grâce à la surveillance. De temps en temps, le personnel de surveillance demanderait à des membres du public choisis au hasard, de montrer les copies qu'ils ont faites de morceaux copyrightés. Ces citoyens ne seraient pas tenus de répondre. Mais comme il n'y aurait ni pénalité ni culpabilité associée à la copie, les gens seraient heureux de participer. Les fans d'un groupe espéreront être choisis, ainsi ils participeraient au compte de leur groupe favori.

Pour rendre cette surveillance plus efficace, pleinement établie (et donc plus précise), on pourrait l'automatiser. Le bureau de surveillance pourrait faire parvenir des cartes mémoire lisibles en lecture/écriture aux participants choisis, qui les connecteraient un temps sur leur DAT, qui les renverraient. Si cela est bien fait, le bureau de surveillance n'aurait aucun moyen de savoir qui a envoyé quoi et donc qui a copié quoi, mais il aurait un total exact.

Conclusion

Les maisons de disque ont proposé un excellent moyen pour taxer le public et augmenter leurs propres revenus, mais c'est n'est le but légitime du copyright. Si nous essayons de voir les finalités du copyright plutôt que ses anciennes significations, nous pouvons esquisser un système qui aide les musiciens tout en donnant aux citoyens la liberté totale de copier de la musique autant qu'ils veulent.

Ce que vous pouvez faire

[Cette section n'est plus d'actualité ; c'est trop tard, car le projet de loi de taxe sur les DAT qui était prévu est passé et a été signé.]

Les groupes de pression des maisons de disque travaillent dur pour faire passer leur façon de taxer les DAT. Il y a un petit peu d'opposition organisée et un petit peu de débat public. Leur projet a déjà été envoyé à la commission du Sénat.

Cet article propose une alternative au plan des maisons de disque. Pour que cette alternative, ou toute autre alternative, aient une chance d'aboutir, nous devons tout d'abord prévenir l'adoption hâtive du projet des maisons de disque. Pour cela, vous pouvez écrire à :

Congressman Barney Frank 437 Cherry St West Newton, MA 02165

Senator Metzenbaum United States Senate Washington, DC 20510

House Subcommittee on Intellectual Property House of Representatives Washington, DC 20515

Pressez le Congrès de rejeter le projet des maisons de disques, pour qu'il soit possible de le reconsidérer, lui ou d'autres alternatives! Cela ne prend que quelques minutes pour écrire une courte lettre, mais, avec le courrier d'autres gens, on peut faire avancer les choses vers du mieux.

Si vous connaissez des musiciens, des compositeurs, des interprètes, donnez-leur une copie de cet article. Beaucoup de musiciens préfèrent cette alternative à ce projet des maisons de disques et ils sont fortement motivés pour agir dans leur intérêt.

[L'article ci-dessus a été publié dans Wired Magazine, en 1992. Le projet des maisons de disque de taxer les DAT est devenu une loi qui a été signée par le Président George «read my lips» Bush. Cela se passait un peu avant les élections de 1992, mais il n'a pas été fait mention qu'il a, une fois de plus, brisé son serment de ne plus approuver de nouvelles taxes.]

Copyright 1992 Richard M. Stallman
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